Joan Micklin Silver, qui est récemment décédée à l’âge de 85 ans, le dernier jour de l’année 2020, était issue de parents juifs immigrants. Elle a essayé de produire des films selon ses goûts au cœur d’Hollywood, et finalement, dans les années 70, elle a réussi, malgré de nombreux obstacles, à se rapprocher de ses désirs. Réaliser plusieurs films d’avant-garde et indépendants, perpétuer l’héritage juif au cinéma et insister sur les droits des minorités, surtout au début de l’immigration. Le nom de Micklin Silver s’est fait connaitre trop tard et pour un court terme à la fin des années 80, avec le film célèbre Crossing Delancey (1988), et elle est restée active en tant que réalisatrice et scénariste jusqu’en 2003. Étant donné qu’à Hollywood, à la fin des années 60 et au début des années 70, il n’y avait pas encore de place pour les femmes cinéastes dans le courant dominant du cinéma, l’aide et le soutien de son mari en tant que producteur de certains de ses films, était crucial dans son parcours pour établir sa position en tant que réalisatrice indépendante. Comme elle le disait, lorsqu’elle a commencé, il n’y avait aucune réalisatrice, pas de directrices de la photographie et très peu de productrices et celles qui existaient préféraient généralement travailler avec des hommes et c’était impossible pour elle de débuter en tant que réalisatrice. À l’époque, le seul emploi dans l’industrie du cinéma jugé approprié pour les femmes était celui de scénariste. Micklin Silver a donc débuté en écrivant des scénarios, mais en voyant que ceux qu’elle écrivait pour les studios n’étaient pas produits ou subissaient de nombreuses modifications, elle a décidé de les réaliser elle-même.
Cependant, son entrée dans l’industrie cinématographique n’était pas facile avec la discrimination sexuelle qui régissait le système des studios hollywoodiens. Elle rapporte qu’un directeur de studio lui a dit un jour : «les longs métrages coûtent cher et nous n’avons pas besoin de femmes réalisatrices pour créer des problèmes supplémentaires.» Quand elle était vraiment déprimée et désespérée, c’était son mari qui l’a aidée en finançant son premier film, lui permettant ainsi de réaliser son rêve de toujours. Micklin Silver explique que toutes les femmes n’avaient pas la chance d’avoir un mari qui croit en leur travail et les aide. En effet, comme son mari souligne : «les conditions d’une femme dans le secteur Création sont très différentes de celles d’un homme. Tout le système soutient les hommes.» et si une femme comme Micklin Silver voulait faire un film, elle devait compter seulement sur elle-même et lutter toute seule contre le système.
Micklin Silver était l’une des premières réalisatrices féministes américaines des années 70 et c’était après la montée de ce courant qu’elle a commencé son travail aux côtés de figures comme Barbara Loden, Susan Seidelman et Claudia Weill aux États-Unis, et Gillian Armstrong en Australie. Elle avait presque 40 ans lorsqu’elle a enfin eu l’opportunité de faire des films, et à ce stade de sa vie, elle ne voulait plus aller à une école de cinéma. Comme elle le disait, si elle avait été plus jeune, elle aurait pu suivre une autre voie, mais à ce moment-là, elle voulait juste faire des films et a donc commencé à apprendre en regardant des films et en lisant des livres. Elle confiait : «on a toujours l’impression qu’on aurait pu faire plus. Mais j’ai réussi depuis des années à faire des films dans un domaine extrêmement hostile aux femmes et à faire les films que je voulais.»
Non seulement elle n’était pas prise au sérieux en tant que femme dans l’industrie du cinéma, mais elle faisait également partie d’une minorité en étant juive et personne ne s’intéressait à ses films à cause de la priorité donnée aux problèmes concernant les Juifs. Lorsque Micklin Silver a voulu réaliser son premier film, Hester Street, personne n’a accepté à investir. Malgré les doutes des investisseurs sur le succès d’un film centré sur les immigrants juifs qui est tourné en noir et blanc, Hester Street a été financé par son mari, a remporté de nombreux succès, a été présenté au Festival de Cannes et a été nominé aux Oscars pour le second rôle de Carol Kane et Juifs et non-Juifs l’ont également apprécié de la même manière. Dit Carol Kane à propos de Micklin Silver : «Elle était l’une des artistes les plus courageuses que j’ai connues. Elle a réussi à l’époque où les femmes n’étaient pas prises au sérieux en tant que réalisatrices.» C’est pourquoi Micklin Silver est considérée comme l’une des réalisatrices indépendantes et avant-garde qui a réussi à attirer l’attention sur les minorités, les immigrants et les étrangers en réalisant des films sur les relations familiales juives aux Etats-Unis. Micklin Silver parle de l’influence de sa famille en tant qu’immigrants juifs russes sur la réalisation de l’idée de son premier film et sur son intérêt pour la narration dans le cinéma : «Beaucoup de familles ne veulent pas parler de leur expérience d’immigration. C’est blessant. Ils veulent devenir américains le plus rapidement possible et préfèrent passer cette étape rapidement. Mais ma famille était différente. Ils aimaient raconter des histoires. J’ai toujours été fascinée par toutes les histoires qu’ils racontaient. Des histoires de personnes qui n’ont pas changé. Des gens qui sont devenus fous ici. Des gens qui sont retournés chez eux. Je me souviens que nous nous asseyions autour de la table du dîner et j’écoutais des histoires qui étaient très drôles, plaisantes, puissantes et intéressantes. Donc, quand j’ai commencé à faire des films, j’ai été inévitablement attirée par des histoires qui étaient souvent très lourdes et parfois amères sur le plan émotionnel et psychologique.»
Malgré tous ses efforts et ses difficultés, Micklin Silver et ses œuvres sont restées négligées et méconnues, tout comme les autres réalisatrices qui ont contribué à l’émergence du mouvement féministe au cinéma. Il est probable qu’il y a peu de cinéphiles qui ont découvert le parcours de Micklin Silver ou d’autres réalisatrices mentionnées, ou qui en aient une connaissance suffisante. Cependant, dans le petit portfolio de toutes ces réalisatrices, et surtout de Micklin Silver, on trouve des œuvres précieuses qui, à part les valeurs cinématographiques, méritent également d’être en considération pour examiner le processus d’influence du féminisme sur le cinéma. Comme Shonni Enelow écrit dans son article sur elle, Micklin Silver occupe une place incertaine parmi les cinéastes américains. Elle n’appartient pas au courant principal du cinéma ni au courant artistique, et bien qu’elle ait ses propres partisans, ses films ne sont pas classés comme des classiques cultes, mais sont assez uniques et spéciaux pour se mettre au cœur des courants historiques du cinéma américain. Presque tous les sept films de Micklin Silver sont des comédies romantiques qui n’ont pas nécessairement une fin heureuse et dans lesquels les femmes jouent un rôle clé. Même si elles sont moins présentes que les hommes tout au long du film, ce sont finalement elles qui prennent la décision finale concernant leur avenir ou leurs relations et qui ont un impact plus important que les hommes. Dans ses films, les femmes se retrouvent souvent prises dans une situation contradictoire entre tradition et modernité et, bien qu’elles soient étroitement liées aux devoirs et attentes culturels, ethniques et familiaux, elles tentent de trouver une nouvelle définition de leur identité, de leur rôle et de leur place. Elle a non seulement réalisé des films sur les femmes, mais aussi, en embauchant des femmes pour travailler dans le processus de production cinématographique, les a encouragées à travailler dans ce domaine.
Elle a également toujours soutenu ses filles pour qu’elles se lancent dans cette profession et au présent, ses trois filles sont réalisatrices ou productrices. En ce qui concerne l’augmentation du nombre de réalisatrices après les années 70 et le début de sa carrière Micklin Silver dit : «Maintenant, la situation des femmes s’est améliorée et les femmes talentueuses peuvent trouver de meilleures opportunités. Ce succès est grâce aux femmes qui ont durement frappé aux portes des studios pour ouvrir la voie aux autres.» Heureusement, ces dernières années, grâce à l’apparition du Blu-ray et à des sociétés comme Cohen Film Collection ou Criterion, des versions restaurées et de haute qualité des œuvres de Micklin Silver et d’autres réalisatrices des années 70 sont progressivement mises à la disposition des amateurs, afin que cette partie sombre et perdue de l’histoire du cinéma puisse enfin être mise en lumière. Les films Hester Street, Between the lines et Chilly scenes of winter, font partie des œuvres marquantes et distinctives de cette réalisatrice où l’on peut clairement retracer sa perspective féministe et son approche cinématographique.
Hester Street (1975)
Dans les dernières années du XVIIIe siècle, Yankel, un juif qui a récemment immigré seul aux États-Unis, vit librement loin des lois religieuses restrictives, tandis que sa femme et leur unique enfant vivent toujours en Russie. Yankel rencontre une danseuse nommée Mamie dans la rue Hester située dans le quartier juif de New York, et passe un bon moment et efface de sa vie actuelle les moindres traces de sa vie passée. Poursuivant son désir irrésistible à devenir un vrai Yankee, Yankel emprunte de l’argent à Mamie pour acheter une maison et elle lui donne cet argent dans l’espoir de vivre avec lui mais tout à coup, la femme et le fils de Yankel apparaissent, dévastés de cette distance, ils ont réussi à venir en Amérique. D’un côté, Mamie fait pression sur Yankel pour récupérer son argent, et de l’autre, Yankel s’intéresse à Mamie et ne veut pas renoncer au style de vie américain. Bien que le livre dont s’inspire Micklin Silver se concentre sur le personnage masculin, elle change la perspective pour donner à la femme un rôle central, brise l’emprise masculine sur les aspects visuels et sonores des films et place la femme au cœur de l’histoire. Adhérant aux coutumes et aux lois de la religion juive, Gitl ne possède aucune des caractéristiques américaines souhaitées par Yankel et n’est pas d’accord avec son souhait de changer d’apparence et de style de vie. Gitl ne porte pas les vêtements préférés de Yankel, évite de dévoiler son charme sexuel et s’oppose même à montrer ses cheveux et à se coiffer à l’instar des américains. Bien que Gitl s’adapte petit à petit à la vie américaine, cela conduit finalement au divorce pour que chacun puisse suivre sa propre vie. Dans ce film, Micklin Silver crée un personnage féminin qui consent premièrement à abandonner toutes ses croyances et d’accepter les règles et les normes du monde moderne pour gagner le cœur de son mari et devenir la poupée qu’il veut, mais enfin elle décide de quitter l’homme qui ne l’aime pas tel qu’elle est et d’assurer son avenir avec un homme religieux qui lui ressemble. Une femme qui apprend que, peu importent ses différentes racines, elle doit voler de ses propres ailes et gérer sa vie et celle de son enfant dans un pays et une culture profondément étrangers. Même lors de son deuxième mariage, c’est Gitl qui gère les plans et propose des solutions pour réaliser ses rêves. D’autre part, Mamie, ayant perdu toutes ses économies pour conquérir Yankel, tente de reprendre le contrôle de sa vie pour pouvoir rassembler les fonds nécessaires à l’ouverture d’un salon de danse. Micklin Silver réussit brillamment à recréer le ghetto juif bondé et chaotique et à représenter les difficultés des premières années d’immigration. Les Juifs venus pour se transformer en Yankees et être considérés comme les futurs capitalistes des États-Unis, mais chacun choisit sa propre voie pour devenir américain.
Between the lines (1977)
Ce film qui est basé sur une histoire vraie, raconte l’histoire du petit journal Mainline dans les dernières années 60 où de jeunes écrivains rebelles et en quelque sorte anti-traditionnels travaillent avec les salaires les plus bas. Lorsqu’une grande entreprise s’arrange pour acheter leur journal clandestin et le gérer selon ses propres politiques, les jeunes enthousiastes de Mainline se retrouvent sur le point d’être licenciés. C’est là que se déroule un combat inégal entre la mafia médiatique et les membres pas très professionnels du journal, et le système capitaliste déploie tous ses efforts pour éliminer les anciens écrivains et membres du journal, au point que les jeunes de Mainline en viennent à la conclusion que travailler avec les nouvelles politiques du journal va à l’encontre de leurs idéaux et de leurs croyances. Alors l’un après l’autre, ils quittent leur travail pour tenter leur chance ailleurs. Ici, dans une situation qui ne ressemble en rien à une comédie, Micklin Silver crée un film comique et animé dans lequel l’atmosphère romantique formée entre les écrivains et la multitude de personnages avance harmonieusement dans un climat à la fois anxieux et humoristique. Un film sur les années de transition des États-Unis, sur le passage de l’ère du Vietnam à celle des hippies et de nouvelles libertés, qui pourrait être considéré comme l’un des meilleurs films journalistiques de l’histoire du cinéma, en espérant que ce film négligé avec des personnages intelligents, sensibles et spontanés qui font eux-mêmes toutes les affaires du journal, de l’écriture à la vente aux carrefours, soit vu plus que jamais. Between the lines est comme une flânerie sans intermédiaire parmi les jeunes aux cheveux en désordre qui veulent du changement, un film qui raconte une histoire vraie et à la fois, est un document vivant et fou de l’ambiance, du style vestimentaire et des humeurs d’une génération idéaliste dans les années 70. Un film qui, tout en traitant les femmes salariées et en abordant leurs revendications selon l’esprit féministe de Micklin Silver, n’oublie pas les hommes. En mettant l’accent sur les relations amoureuses entre les jeunes éclairés de cette époque, qui sont formées au cœur des relations professionnelles, et en abordant leurs préoccupations et leurs mentalités, ce film est comme une machine à remonter le temps qui invite le spectateur à un voyage nostalgique dans les années 70 pour être témoin de la destruction des mouvements jeunes et opposants par le système dominant.
Chilly scenes of winter (1979)
Charles parle au téléphone avec sa mère et il nous raconte, devant la caméra, l’histoire de sa rencontre avec Laura. Laura est une femme mariée qui a quitté son mari pendant un certain temps pour vivre seule et en toute paix. Charles et Laura se rencontrent au travail et développent une relation. Charles suggère à Laura de devenir sa colocataire afin qu’elle puisse économiser sur ses dépenses. Laura accepte et leur amitié se transforme peu à peu en amour. Après quelques mois, Laura décide de donner une autre chance à son mari et elle quitte Charles. Cela marque le début des détresses de Charles et de ses efforts incessants pour reconquérir Laura. Chilly scenes of winter débute comme une comédie romantique et se poursuit sans interruption jusqu’à la fin. Ce film crée des situations intéressantes pour une femme en crise et un homme amoureux et, avec beaucoup de retours en arrière, met la solitude actuelle de Charles face à son bonheur éphémère avec Laura. De cette manière, en soulignant le poids du chagrin de Charles, la décision finale de Laura après la séparation définitive de son mari est encore plus impressionnante et fait passer le chemin du film de la comédie romantique conventionnelle à une amertume terrible mais réelle et compréhensible. Bien que Micklin Silver avance son histoire avec Charles tout au long du film et que nous ne vivions aucune séquence sans sa présence en tant que personnage principal et omniscient, à la fin, elle met de nombreuses options devant Laura et lui donne le droit de choisir. Vivre avec son mari, retourner à une vie romantique ou se marier avec Charles, essayer une nouvelle relation ou retourner à la solitude. Chilly scenes of winter, comme l’un des meilleurs films qui représente la question de la liberté des femmes au cœur de l’histoire sans mettre en avant les slogans banals, ne ressent pas le besoin d’accompagner constamment Laura comme un personnage qui veut la liberté. Au lieu de cela, en se rapprochant d’un homme gentil, aimant et inquiet qui est audacieux dans la réalisation de ses désirs et qui contrôle involontairement les comportements de Laura et sa liberté, et qui n’accepte pas les limites de sa vie privée, même dans une vie complètement romantique, ce film révèle les inquiétudes d’une femme concernant quelque chose d’invisible et peut-être incompréhensible pour les hommes et illustre Laura comme une femme intelligente qui voit et comprend les avertissements avant la tension dans sa relation avec l’homme qu’elle aime passionnément et empêche qu’un autre désastre ne se produise.