La règle était difficile, parfois encore plus: une mèche de cheveux à la troisième minute, une courbe de la taille à la huitième minute, une ombre vague sous le sein à la douzième minute, un lobe ;l’oreille, la rougeur de la langue, la courbure de la cheville… Toute notre vie, nous avons langui dans l’espoir qu’un directeur sensible ait pitié d’un fragment mutilé de femme, d’une oreille, d’un coude, d’une courbe de genou, et nous le restitue, à nous, à l’écran de cinéma. Par tous les moyens possibles, en rasant les cheveux, en portant des perruques, en utilisant des turbans et en enfilant une serviette par-dessus trois couches de vêtements, en changeant les couleurs dans la version finale, nous avons mendié les morceaux de nos corps, les corps des femmes, à ce surveillant ou à ce censeur, et dans les meilleurs jours,Nous n’ avons obtenu qu’ une version sur papier. Une version peu dynamique, floue, une version où le cadre, la lumière,l’ ombre et angle de la caméra sont tous au service de son invisibilité. Et maintenant, soudain, tu es assis dans un fauteuil de cinéma et dans le premier plan, elle est devant tes yeux : une femme ! Magnifique ! Avec ses coudes, son cou, ses cheveux,son ventre, ses seins et cet organe révolté entre ses jambes qui n’a pas de nom, un nom qu’elle a laissé aux insultes des hommes. Une femme don’t les membres servent à quelque chose. Dès cette première scène, voir cet oreiller petit que Mahin avait placé entre ses jambes m’a cloué sur mon siège : je faisais face à une femme iranienne, dans un film iranien, qui a deux jambes et une colonne vertébrale qui, comme celle de l’« homme » vivant, a besoin de repos. Ainsi, lorsqu’ elle dort, elle met un oreiller entre ses jambes. Sans en rendre compte, je me suis retourné et regardé les spectateurs allemands. Personne d’autre que moi avait perçu le tsunami caché du premier plan.
Peut-être que certains savaient que ce film avait été réalisé en violation des lois iraniennes et que son actrice principale ne portait pas de hijab, mais la compréhension générale du hijab en tant que couvre-chef a pas grand-chose à voir avec notre expérience du cinéma. La magie de ce film ne réside pas dans le retrait du foulard. La preuve en est que les cinéastes avaient pas un désir avide de montrer le corps, ils ont simplement dit non à la règle de l’absence du corps féminin devant la caméra, ils ont bien fermé les portes et ont permis que, plutôt que de vivre, le regret de cette vie agite à l’intérieur des murs de la maison. Mais quelle différence y a-t-il entre retirer le foulard, même entre se montrer nu, etsupprimer l’absence du corps ? Nous avons été confrontés maintes fois à des femmes âgées cherchant un mari dans les films et séries comiques les plus vulgaires d’Iran. Quelle différence y a-t-il entre elles et Mahin ? La réponse à cette deuxième question renvoie exactement à la première. Un corps qualifié de féminin possède des caractéristiques communes et reconnues que le type de vêtement des actrices à la télévisioniranienne supprime en grande partie, tout comme le type de vêtement des femmes au cinéma. Cependant, chaque corps est en même temps le réceptacle des actions et des souvenirs de l’individu. Il a des blessures, de la douleur, des ombres et des lumières, des déviations, des anormalités. Le corps de chaque humain est une partie indivisible de sa personnalité, notre corps influence nos décisions et nos choix, ainsi que notre manière de faire face à nos besoins.
Le comportement de Mahin, son langage corporel et le ton de sa voix, malgré sa décision audacieuse de chercher un homme, évoquent toujours, avant tout, la honte. (Bien que, malheureusement, un doublage discordant ait été utilisé dans la versionallemande). Lorsque Mahin demande à Faramarz de la ramener chez elle, la honte de faire quelque chose de non conventionnel est évidente dans sa voix et son comportement, mais peu à peu, avec plus d’intimité, cette honte diminue. Quand Faramarz demande à Mahin de prendre une douche avec lui, elle dit clairement qu’ elle a honte. Cette honte n’est pas celle de la jeune mariée face au jeune époux, que les créateurs de séries en Iran ont tendance à fétichiser. Cette honte est exclusivement celle du corps. La presence du corps féminin dans ce film signifie un accès à ses caractéristiques physiques qui jouent un rôle dans le pourquoi et le comment de son comportement et de ses paroles. C’est pourquoi “nécessairement”,la nudité ne signifie pas présence, et c’est pourquoi voir Mahin au lit avec ce cousin entre ses jambes m’a cloué sur mon siege en tant que personne qui a appris pendant plus de vingt ans à travers diverses censures à la télévision et au cinema iraniens.
Mahin est-elle une femme courageuse ? Dans une certaine mesure. Mais son objection au garde de la moralité est celle des femmes âgées dans les rues d’Iran, dont l’âge les protège en quelque sorte. Mahin est à la recherche de quelqu’un avec qui elle peut échanger quelques mots, peu importe qui cela pourrait être, et cette objection ouvre la voie à la conversation avec la jeune fille. Mahin est-elle une briseuse de tabous ? Dans une certaine mesure. Elle cherche dans la rue un homme avec qui passer la nuit. Mais il ne S’agit pas seulement de sa réputation ;L’arrivée d’un étranger pourrait lui coûter la vie. Mahin n’est pas si courageuse ni si briseuse de tabous, mais plutôt une femme qui n’a pas grand-chose à perdre et dont la routine épuisante et la proximité de la mort ont modifié ses priorités. Comme des millions d’autres femmes, Mahin porte un foulard dans la rue par obligation, elle nie la présence d’un homme étranger chez elle et ferme la porte au voisin pourqu’il ne sache pas ce qui se passe à l’intérieur, tandis que Faramarz veille à ce que personne ne remarque son arrivée avec elle et sa voiture.
Ils obéissent à ces mêmes règles qu’ils enfreignent secrètement et prudemment depuis des décennies en Iran. Cependant, il existe un espace privé don’t notre cinéma a été interdit d’entrer et de montrer pendant des décennies : l’intimité de la maison. Certes, chaque œuvre de théâtre peut sembler logique dans le cadre des conventions qu’elle a elle-même établies, et beaucoup justifient ainsi la présence du hijab ou quelque chose de similaire à l’intérieur de la maison, mais dans ce film, la présence du corps féminin confère à la maison une identité plus puissante en tant que seul endroit où le corps féminin a quelque peu le droit d’être présent et d’occuper l’espace. La maison est un refuge sûr, mais en même temps, elle est une prison et une tombe. Les portes se ferment hermétiquement, le vin est extrait de son cachet historique, la voix de Forough, la chanteuse interdite, est appelée à travers le temps en chantant :Je ne fuis pas. Les corps fatigués et oubliés dans les murs se mettent maladroitement à danser. Le remplacement de l’ampoule grillée ne peut éclairer que la cour, le vin qui est versé sur le sol ne mouille que les lèvres des défunts domestiques. Ils ne portent pas leur fête dans la rue, n’exhibent pas leurs désirs, ont accepté leur sort dans une morosité pendant toute leur vie, et maintenant, ils ont sorti les morceaux poussiéreux de leur existence de leurs cachettes et les ont laissés vagabonder dans l’intimité de la maison, se balançant et titubant ici et là, heurtant portes, murs et fenêtres.
Le sentiment de regret sur le passé est concentré, apparaissant lorsque nous pensons que les événements auraient pu se dérouler différemment, que, à un moment donné, il y avait une autre manière de vivre que celle à laquelle nous nous sommes soumis. Mais la nature de la vie est d’être en mouvement. Si l’on comprime la vie et la place dans une prison, elle devient une illusion. Peut-être qu’en étirant les secondes et en dilatant le temps, nous voulons caser la vie dans un petit espace -dans la cachette de la maison – ce que fait Mahin et Faramarz et ce que la plupart d’entre nous avons désespérément essayé de faire pendant une vie en Iran. Nous avons essayé de rassembler toutes les choses interdites dont nous avons besoin dans l’espace public dans nos maisons, sous-sols et greniers, nous réconfortant en pensant que nous ne sommes pas privés. Mais l’impact de l’accomplissement libre d’une action et de son accomplissement en secret sur la qualité de cette expérience et sur la psyché humaine est complètement différent.
Mahin a peur d’être enterrée loin de chez elle. Pour compléter cette fête, elle n’a besoin de rien en dehors de cette maison ; celle-ci est un refuge, un abri, un espace relativement sûr où l’on peut cacher des morceaux de vie dans des coffres fermés dans le grenier, les réprimer pour, peut-être, les retrouver au moment voulu, les récupérer à moitié vivants et titubants. À partir d’un certain moment, précisément lorsque ces personnages commencent à vivre leurs regrets, leur connexion avec l’extérieur est complètement rompue. Mahin enterre aussi le corps de Faramarz avec un morceau de gâteau dans la bouche dans le jardin de cette maison. L’amertume infinite de l’histoire ne réside pas dans la mort de Faramarz et l’inachèvement de leur nuit d’union, mais dans le cul-de-sac à la fin de l’histoire. La nuit précédente, Mahin a vécu l’illusion de ce qu’elle a toujours cherché. Ses greniers et ses coffres sont désormais vides. Son esprit est dépourvu de rêves. Elle se retrouve avec les jours restants de sa vie et cette prison qu’on appelle maison, où aujourd’hui, au lieu de la vie réprimée dans ses greniers, un cadavre a été enterré dans sa cour. Un cadavre qui, aujourd’hui, nous savons clairement, n’est pas le seul dans l’histoire pleine de répression de ce pays. Même Faramarz, peut-être inconsciemment, savait cela, qu’avant sa mort, il avait versé une gorgée de vin pour la santé des morts sous le sol de cette maison.