L’expression de soi comme acte féministe

Analyser les aspects autobiographiques dans le cinéma de Chantal Akerman

Ecrit Par Nozhat Badi

Dans le sondage du 2012 du magazine «Sight and Sound», dans la liste des 100 meilleurs films du choix des critiques, on ne voit que les noms des œuvres de deux cinéastes femmes. L’une d’elles est Chantal Akerman, l’une des cinéastes féministes les plus importantes au monde. En 2022, pour la première fois, le film de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) arrive en tête de liste des critiques, devant Vertigo (1958) et Citizen Kane (1941). Bien que ses œuvres sont avant-garde et expérimentales, elles peuvent également être considérées comme des autobiographies d’Akerman: une sorte de confession où elle parle d’elle-même pour parler des femmes. Face aux femmes incompréhensibles des films d’Akerman, on sent qu’elle a toujours essayé d’exprimer cette part inexprimable de son existence à travers les femmes de ses œuvres. Dans cet article, j’analyse l’expression de soi comme un acte féministe à travers le lien entre la vie personnelle d’Akerman et ses œuvres cinématographiques. Chacun des films d’Akerman présente un aspect autoréférentiel sur sa vie, et elle tente de se confronter à travers ses œuvres. «La vie d’Akerman est son œuvre, et son travail est sa vie, et tous ses proches font partie de son travail”, déclare Aurora Coleman, qui joue le rôle d’Anna dans le film Les rendez-vous d’Anna.

Dans son premier court métrage, Saute ma ville, qu’elle a réalisé à l’âge de 18 ans, elle joue le rôle d’une jeune fille qui se suicide. Ce film a retrouvé un aspect prophétique étant donné le suicide d’Akerman. Dans son premier long métrage, Je, tu, il, elle elle joue le rôle d’une jeune femme qui cherche à découvrir son orientation sexuelle et le film reflète son homosexualité. Dans Les rendez-vous d’Anna, le personnage principal du film est une cinéaste qui montre les relations amoureuses ratées d’Akerman avec les hommes au cours de son voyage. Le film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, est la lettre d’amour d’Akerman à sa mère, inspirée par sa mère et les femmes de sa génération emprisonnées dans la répétition et du vie quotidienne. Dans les films News from Home et No home movie, elle montre sa relation privilégiée avec sa mère.

Ackerman est née à Bruxelles en 1950. elle a perdu la plupart de ses proches maternels pendant l’Holocauste, et sa mère était l’une des survivantes des camps de travaux forcés. Elle ne se considère citoyenne d’aucun pays et la migration est étroitement liée à sa personnalité. Dans le documentaire autobiographique I don’t belong anywhere–the cinema of Chantal Akerman, elle dit à un jeune couple sur le pont du navire : «J’ai été à Bruxelles, Paris, New York et Israël, mais maintenant je vis où que ce soit. Je déménage.» À l’âge de 21 ans, Ackerman quitte son domicile et sa ville natale et se rend à New York, mais elle se rend compte qu’il n’y a aucun endroit au monde où elle puisse s’installer et se reposer. Marguerite Duras disait : «Je n’ai pas de patrie, ma parole est ma patrie, c’est ma maison», Akerman réside aussi dans ses œuvres et ses films sont considérés comme sa patrie. C’est pourquoi, comme dans les films de Michelangelo Antonioni, il n’y a jamais d’endroit où se loger. Ce sont juste des endroits par où passer. Les routes, les autoroutes, les villes, les rues, les hôtels, les maisons, les pièces, les couloirs, les cuisines dans ses films montrent le désir des femmes de quitter les lieux et de partir.

Aurore Clément incarne une cinéaste dans Les Rendez-vous d’Anna, mais fait référence au personnage de Chantal Akerman. Anna, comme Akerman, voyage et erre constamment dans les villes, les gares, les rues, les hôtels et les cafés, et ne parvient pas à s’installer dans un lieu fixe et à trouver un sentiment d’appartenance. Même lorsqu’elle rentre chez elle, sa maison ne lui donne pas l’impression d’être un refuge. Alors qu’Anna est allongée dans son lit, écoutant ses messages téléphoniques et vérifiant ses projets de voyage à venir, c’est comme si elle se trouvait dans l’un de ces hôtels-étapes. Comme si voyager sous prétexte de travail et de cinéma était une façon d’échapper aux relations et aux gens. Au début, elle voulait être écrivain, mais après avoir vu Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, elle change d’avis et décide de devenir cinéaste. Elle découvre les œuvres de Jonas Mekas, Michael Snow et Andy Warhol, et les films expérimentaux et d’avant-garde lui ouvrent l’esprit à 21 ans sur un nouveau monde qui la fascine. Parallèlement, elle présente son court métrage Saute ma ville à Jonas Makas, qui l’apprécie beaucoup, et Akerman se lance dans la réalisation de films expérimentaux, radicaux et avant-gardistes. Ses films ne sont donc pas des œuvres qui se regardent simplement et facilement, et semblent incompréhensibles et inintelligibles.

Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, est qualifié de “premier véritable chef-d’œuvre féminin de l’histoire du cinéma” par le New York Times, mais le film ne sortira que plusieurs années plus tard. Aurore Clément, actrice des Rendez-vous d’Anna, explique: «Lors de la séance d’ouverture du film, Délphine Seyrig et Chantal Akerman sont venues vers moi pour me dire que je ne devais pas venir voir le film. J’ai dit que j’avais la force de supporter la critique. Puis le film a commencé et tout le monde dans la salle s’est moqué de nous. Chantal m’a cachée sous son manteau et nous sommes sorties en douce. Parce que les gens nous attaquaient.»

«Quand j’avais 16 ans, je n’allais pas à l’école, je me promenais en ville et j’avais un cahier dans lequel j’écrivais tout», raconte Ackerman. C’était un peu de tout. Il semble que plus tard cette expérience d’errance et de narration basée sur de petites pièces éparses deviendra ses œuvres principales. C’est comme si la vie et les films d’Akerman étaient construits sur de petits morceaux: des rencontres brèves et accidentelles, des relations éphémères. L’approche qu’Akerman met en œuvre dans le film Toute une nuit est également extrême et avant-gardiste, et en supprimant complètement le récit simple et en une seule ligne commun à ses films, elle réduit l’ensemble du film à quelques situations minimalistes. Elle met en scène les rencontres, les adieux, les baisers, les câlins, les distances, les attentes, les connexions et les séparations de plusieurs couples. Sans que nous connaissions les personnages du film, leurs noms, et leurs relations. Il n’y a aucune différence et n’importe quel homme ou femme peut être à sa place. En fin de compte, ce qui arrive, ce sont des relations ratées et inachevées.

Il n’y a pas de drame passionnant dans les films d’Akerman, et il est vain de s’attendre à une crise ou à un conflit dans ses histoires. La structure commune de la plupart de ses œuvres repose sur des intrigues secondaires. Plein de petites histoires sur les gens, de courtes tranches de vie, de rencontres aléatoires et temporaires, d’événements épars et fugaces. Si l’on veut connaître les femmes dans ses films, c’est à travers ces choses triviales et les tâches banales du quotidien. Elle dit: «Il y a des choses qu’on ne peut pas montrer et c’est une des raisons de mon style de cinéma.» Ainsi, pour mieux comprendre le film, il faut s’attarder lentement sur les moments monotones et ennuyeux de la vie des personnages et s’asseoir patiemment pour observer les détails du comportement de ces femmes dans leur solitude. Peut-être que dans cette observation réfléchie, nous pouvons trouver un moment où ces femmes révèlent un coin de la partie cachée et inaccessible de leur être.

Akerman réalise le filme Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles sur sa mère et les femmes de sa génération. Elle piège Jean dans le processus répétitif de la vie domestique, comme si sa maison était un camp de concentration. Jeanne travaille avec la même précision, discipline et obsession qu’un prisonnier avec difficulté et amertume. À tel point qu’à la fin de la journée, elle est tellement fatiguée qu’elle n’a pas le temps de réfléchir à sa situation. Quand elle trouve du temps libre et pense à elle-même, elle se sent vide. Comme le dit Ackerman, Jeanne doit ajuster sa vie de manière à ne pas risquer une dépression. Elle ne veut pas une heure de congé parce qu’elle ne sait pas quoi en faire. C’est pourquoi, lorsque ce processus épuisant est interrompu et que Jeanne Dillman reste assise de longues heures à son bureau, elle se rend compte qu’elle est un objet et que toute son identité se réduit à une adresse où son fils et d’autres hommes viennent l’exploiter. C’est là qu’elle décide de s’évader de cette prison domestique, mais par l’autodestruction.

Akerman n’aime pas que son cinéma soit analysé sous le titre de cinéma queer, et a déclaré : « Je ne veux pas participer au festival queer, » mais plus tard, elle a changé d’avis. Les lesbiennes dans ses films ne constituent pas un sujet spécial et différent qui nécessiterait un festival à part. Dans ses films, elle essaie toujours de montrer la tendance et l’intérêt des femmes les unes envers les autres comme faisant partie des affaires normales du monde, et au lieu de présenter les lesbiennes comme des victimes du système patriarcal, elle met l’accent sur la force, la conscience et la connaissance que ces femmes acquièrent lentement. Par conséquent, le désir et la tendance des femmes envers les femmes dans ses films ont un aspect libérateur et dynamique qui les aide à mieux se connaître, à mieux connaître elles-mêmes, leur corps, leur désir sexuel, leurs relations et leurs sentiments et à acquérir leur identité et leur vie. C’est comme si elle montrait dans ses films ce qu’elle ne peut pas facilement exprimer dans sa vie personnelle à propos de sa relation avec d’autre femmes.

Dans Je, tu, il, elle, Akerman joue le rôle une jeune femme qui tente de mieux se connaître. Le film se compose de trois parties: la première partie traite du rapport de la femme à elle-même et on la voit debout devant le miroir en disant: «Je me suis levée. Je me suis jeté à terre. J’ai enlevé mes sous-vêtements pour mieux me voir.» Elle parle ouvertement de sa propre perception de son corps et insiste pour qu’elle se déshabille pour elle-même et non pour quelqu’un d’autre. Tout comme elle souhaite se décrire à travers l’écriture, elle cherche aussi à mieux se voir en se mettant nu. La deuxième partie est consacrée à sa relation avec un homme dans un camion où Akerman est passagère. Dans cette scène, la partie principale du cadre est dédiée à l’homme qui parle de ses relations, de ses attentes et de ses sentiments sexuels, et la femme est cachée dans le coin noir du cadre et écoute simplement. Supprimer délibérément la femme du cadre et la transformer en un corps sans visage suggère que la femme n’est qu’un objet sexuel permettant à l’homme de satisfaire son besoin d’avoir des relations sexuelles avec elle à l’arrière du camion, puis de l’abandonner. Dans la troisième partie, nous assistons à la relation entre une femme et une autre femme, et dans leur scène d’amour, nous voyons que les deux femmes ont une part égale du cadre, les deux sont clairement reconnaissables, leurs pensées et leurs désirs peuvent être compris à travers leurs actions. Une femme commence sa connaissance avec son corps nu et échoue par rapport à un homme et devient complète par rapport à une femme comme elle.

Dans La Captive, l’histoire est racontée du point de vue d’un homme qui a des doutes sur l’orientation sexuelle de sa femme bien-aimée. Il ressent de la peur et de l’anxiété à l’idée que la femme soit attirée par une autre femme. En étant intensément curieux des sentiments et des pensées d’Ariane pendant les rapports sexuels, en la poursuivant et en remettant en question son désir, il essaie d’éliminer son désir de femme et de remplacer son désir d’homme. Dans le film, Akerman rappelle la réalité sociale selon laquelle les femmes subissent toujours des pressions de la part des hommes pour qu’elles définissent leur identité et leur comportement sexuel selon leurs souhaits. Mais dans ce film, le doute de Simon sur le désir d’Ariane, qui n’est finalement pas concluant, rend Simon incapable de posséder une femme et ne peut résoudre sa crise de masculinité. Bien qu’Ariane soit espionné par Simon, parce que sa désir sexuel envers les femmes n’est pas définie et validée dans le système patriarcal, elle parvient à intervenir dans la reconstruction de la sexualité par la structure du pouvoir et à produire et remplacer sa nouvelle représentation sexuelle. Il semble que tandis qu’Akerman tente de se définir, de définir son identité et son orientation sexuelle en dehors du discours sexuel dominant, elle tente de créer le monde particulier de ses films en dehors du système cinématographique dominant à travers le cinéma queer.

Plus que toute autre femme, la mère d’Akerman apparaît dans ses films autant qu’Akerman elle-même. Lors Les rendez-vous d’Anna, la mère dit à sa fille: «Il n’y avait personne à qui parler pendant cette période.» Et la fille répond : «Mais tu ne m’as jamais parlé», et la mère soupire: «Ça fait longtemps que tu es partie.” La fille répond: «Mais tu étais toujours avec moi.» C’est le résumé de la relation contradictoire entre Akerman et sa mère, qui, bien qu’elles semblent pleines d’amour et de passion l’une pour l’autre, sont incapables d’établir une relation profonde et de continuer l’une avec l’autre. Akerman tente d’explorer ses sentiments ambigus envers sa mère en la confrontant dans ses œuvres. Mais Ackerman ne mentionne pas les moments importants qui pourraient survenir entre la mère et la fille, ni les souvenirs précis d’une relation aussi passionnée et douloureuse. Au contraire, à partir des mêmes problèmes banals, des réunions ordinaires et des conversations quotidiennes, elle ouvre une voie pour analyser sa relation compliquée et contradictoire avec sa mère.

Akerman explique la raison pour laquelle elle a réalisé le film News from Home: «C’était parce que je n’arrêtais pas d’écrire des lettres à ma mère. Elle m’a également écrit. La plupart des choses qu’elle a dites étaient : Tu as des chaussures, tu n’as pas froid.» Lorsque nous entendons la voix d’Akerman nous lire les lettres de sa mère sur des images désolées de New York dans News from Home, nous sommes témoins d’une relation à sens unique. Une mère écrit une lettre à sa fille en privé et sa fille la lit alors qu’elle est sans abri. Comme si aucune d’elle n’avait le moyen d’entrer dans un autre monde mental. Mais même si chacune vit dans un monde différent de l’autre, elles ont une étrange envie d’être ensemble. «Mère est au cœur de mon ouvres», déclare Ackerman. La plupart des choses que j’ai faites sont liées à ce qui est arrivé à ma mère. Des choses dont elle n’a jamais parlé. C’est pourquoi je pense que je dis ses paroles. C’est pour cette raison qu’après la mort de sa mère, elle dit : «Maintenant parce que ma mère n’est plus, y a pas personne qui. parce que j’ai peur. Je me dis: maintenant ma mère n’est plus dans mes œuvres, est ce que je peux encore quelque chose à dire?»

No Home Movie, le dernier film d’Akerman est un documentaire sur sa mère handicapée et âgée. Mais ce n’est pas seulement un film dans lequel Akerman montre la peur de la mort de sa mère et l’oubli de ses souvenirs en enregistrant ses comportements quotidiens les plus simples et les plus petits. Elle exprime également ses luttes personnelles autour de sa propre mort en approchant sa mère au bord de la mort. Apparemment, Ackerman souffrait d’une grave dépression après la mort de sa mère. Dans ses manuscrits sur la mort de sa mère, publiés plus tard sous le titre «Journal de deuil», Roland Barthes parle d’une souffrance sans fin en l’absence de sa mère perdue, qui ne se termine qu’avec sa propre mort. Peut-être, comme Barthes, Ackerman trouve-t-elle un moyen de soulager son chagrin en pensant à la mort et à la mortalité face à la mort de sa mère.

Dans son premier film, Saute ma ville, on voit la jeune Ackerman faire toutes ses tâches quotidiennes : elle cuisine, elle fait la vaisselle, elle nettoie le sol de la maison, elle scotche les portes et les fenêtres, elle allume la cuisinière et elle met le feu à la maison. Elle fait le ménage, non pas pour profiter de la vie, mais pour se suicider. «Le titre du film était Saute ma ville, mais Cela aurait pu être», explique Akerman. Parce qu’il s’agissait de la destruction du monde que ma mère, mes tantes et les tantes de ma mère m’avaient montré. Le documentaire I Belong Nowhere se termine avec Akerman marchant seule sur une route sans fin, dos à la caméra, vers nulle part, et l’image continue. Aujourd’hui, après sa mort auto-infligée, elle continue de vivre dans ses œuvres, qui étaient sa véritable patrie, et chaque fois que nous voyons un film d’elle, c’est comme si elle recrée le monde détruit dans un film qu’elle a immortalisé.